Counter-school culture ou connivence culturelle : ce que l’ethnographie scolaire nous dit de la dualisation de l’enseignement secondaire bruxellois
Au travers d’une enquête de terrain d’un an au sein de deux établissements scolaires bruxellois, la recherche dont nous exposons ici les principaux résultats avait pour objectif d’apporter une contribution originale et novatrice à la sociologie de l’école en mettant côte à côte, dans une logique comparative, un établissement dit « de relégation » (ici nommé l’Atelier) et un établissement « de pointe » (l’Entreprise). Autrement dit, il s’agissait de comprendre – au-delà des données quantitatives et statistiques abondantes sur le sujet – ce qui constituait pratiquement, au quotidien, la différence entre l’école des « élus » et celle des « exclus » en analysant de manière symétrique filières de pointe et filières de relégation, jeunesse héritée et jeunesse déshéritée pour reprendre des termes chers à Bourdieu. L’intérêt majeur de la recherche était d’appliquer des grilles d’analyse qualitative à des types d’établissements et des scolarités rarement étudiés de manière concomitante. De plus, il s’agissait d’étudier l’institution scolaire à la fois comme système de reproduction d’inégalités[1] et comme espace de socialisation, d’interactions, c’est-à-dire l’école comme lieu d’expériences subjectives. Nous avons donc voulu comprendre la pluralité des situations scolaires rencontrées à la lumière des rapports de domination scolaire mais en interrogeant également ce que des habitus distincts produisaient comme rapports à l’institution à travers des langages, scolaires ou déviants (« vulgaires » notamment), et des corps, dociles ou non (entre hypoactifs et belliqueux).
Concrètement, nous avons observé comment la répartition inégale de capital culturel se couple, dans le cas de l’école de relégation, à des enjeux – antinomiques – de préservation de capital social et guerrier et où l’on observe, par conséquent, des comportements non scolaires venant se heurter aux attentes de l’institution. Cette « counter-school culture »[2] permet, autant qu’elle en naît, une valorisation d’un destin social qui se fait « contre l’école » bien qu’en son sein. Pour ces « exclus de l’intérieur »[3], l’incorporation de la culture populaire juvénile, diamétralement opposée à la forme scolaire observée par les élèves de l’école « de pointe », fait du rapport à l’école le lieu d’un affrontement permanent, qu’il soit symbolique ou physique.
Tel que nous avons pu l’observer, les élèves de l’école de relégation ne sont pas dupes de leur situation scolaire et des possibilités d’avenir qui s’offrent à eux : “M’sieur, nous qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse? On est des élèves de merde dans une école de merde, y a pas d’futur pour nous, c’est comme ça!” [4]. Mais si les élèves relégués se « déresponsabilisent » quelque peu avec des discours comme celui-ci, cette conscience de leur condition d’exclus les conduit à penser et conduire leur scolarité selon des principes autres (ceux de « la rue » et de la « bande ») à travers lesquels il leur est alors possible de se valoriser individuellement et collectivement au prix d’une accentuation de la rupture scolaire. En effet, les élèves de l’Atelier ayant tous connu un parcours scolaire constitué d’une succession d’échecs et de déclassements, voire d’exclusions scolaires, les ayant menés à un écroulement progressif des aspirations, le stigmate associé à l’échec, au « mauvais élève », a été progressivement incorporé au fil de la carrière de relégation. De sorte que le processus d’exclusion produit des effets néfastes sur les identités des élèves ainsi marqués par un continuum d’expériences scolaires négatives, allant d’échec en échec, d’école en école, de réorientation en renvoi, jusqu’à l’école “de dernière chance” où la simple présence est déjà stigmatisée et l’élève, sinon déjà discrédité, discréditable : “Ils sont pas là sans raison…”, disait un enseignant de l’Atelier à propos de ses élèves.
La performativité de ces actes d’institution se retrouve également dans le pendant du processus d’exclusion des élèves issus des classes les plus populaires et les plus fragilisées de la population bruxelloise, à savoir l’élection scolaire des élèves issus des classes aisées. D’une certaine manière, par rapport à l’école, tout se passe comme si les élèves déshérités culturellement n’y entrent jamais vraiment, y errant maladroitement d’établissement en établissement, de filière dévalorisée en filière plus dévalorisée encore, jusqu’à risquer d’en sortir sans diplôme aucun, tandis que les héritiers, eux, n’en sortent jamais vraiment. L’entièreté des journées d’école, comme la plupart des temps hors école, étant entièrement dévolues aux tâches scolaires à accomplir : “Ici, c’est une bonne école, une école dure… On a plus de travail que les autres et tout ça… Mais on est privilégiés ! On a des bons profs, on aura plus facile à l’unif, on pourra faire ce qu’on veut plus tard !”, m’explique-t-on lorsqu’à l’Entreprise j’interroge un groupe d’élèves de troisième année attablés autour de leurs devoirs durant la pause. Le fatum s’inverse donc mais le principe y reste le même : pour les uns comme pour les autres il s’agit de « faire ce qu’il est de son essence de faire, et pas autre chose – en un mot, s’agissant d’un noble, ne pas déroger, tenir son rang. »[5] L’élève de l’Entreprise, en ceci qu’il s’agit d’une école de pointe reconnue par tous comme telle, pour se voir consacré comme il lui a été dit qu’il le serait, doit à tout moment de sa carrière scolaire « se montrer digne » de son élection d’une manière assez comparable à ce qui conduit l’élève relégué à performer, lui aussi, son stigmate et faire ce qu’il est attendu de sa position scolaire et sociale instituée. “Ils savent ce qu’on attend d’eux” résumait un de leur professeur.
Avant de conclure, nous souhaitons revenir sur un pan d’analyse qui doit beaucoup, sinon tout, à la méthodologie mobilisée : les éléments sensibles liés aux corps et aux langages. Les postures corporelles autant que le vocabulaire (peu châtié) des élèves les plus défavorisés peuvent, et doivent en un sens, se comprendre comme des formes de résistance à l’ordre scolaire et à ses attentes (d’un corps docile, d’une parole structurée et ordonnée). Les situations d’apprentissage comprenant leur lot de stigmatisation et d’humiliation potentielle, il est préférable de tout faire pour les éviter, les détourner. Les élèves, en rupture scolaire au bout de leur trajectoire de relégation, semblent ne plus jouer le jeu scolaire (dans lequel ils se savent, d’expérience, dominés) et le travestissent au travers d’actes perturbateurs et de mésusages du corps et du verbe qui, s’ils sont souvent à la base des tensions et des conflits avec les agents institutionnels, sont le moyen de « garder la face » mais également l’occasion de préserver sous le regard des pairs un autre type de capital, le capital guerrier, fondamental dans les conditions d’existence de cette jeunesse déshéritée et stigmatisée. Des comportements jugés – souvent un peu rapidement – comme anomiques peuvent ainsi se comprendre en regard d’enjeux non scolaires qui viennent, à l’école, percuter les attentes scolaires de ses agents.
L’intérêt majeur de cette recherche n’était donc pas tant de problématiser un objet, un type d’enseignement et ses composantes propres[6], mais bien de poser socio-anthropologiquement la question des relations entretenues par les différentes strates d’un système d’enseignement caractérisé par une démocratisation ségrégative.[7] En effet, aujourd’hui comme hier, loin des illusions de « l’école libératrice », l’école divise, elle classe et déclasse. Aussi, notre travail d’observation directe a permis d’exhumer les mécanismes de classement et de déclassement ainsi que leurs effets en termes de carrières morales et de construction d’un « destin de classe » selon les rapports entretenus culturellement et socialement à l’institution scolaire. Ce faisant, il a pu être montré comment, dans un champ scolaire polarisé, voire dualisé, le « jeu scolaire » se définit en regard de définitions de situation distinctes : une forme de « culture contre l’école », faite de culture populaire et de valorisation du capital guerrier auprès du groupe de pairs, habite l’école « de relégation » et répond pratiquement à la connivence culturelle des élus que réclame et prône l’école « de pointe » sous réserve d’exclure et de reléguer ceux qui ne pourraient s’y conformer.